« Cet effort gigantesque [réalisé par la France en Algérie] ne saurait faire oublier le prix que les uns ou les autres ont dû payer […], simplement parce que ceux qui étaient las d’en souffrir voulaient dénoncer cet égoïsme et choisirent la violence pour se faire entendre. Ils choisirent ? Même pas. Toute autre voie était bouchée. »
Mouloud Feraoun
Ferhat Abbas, L’Indépendance confisquée (1962-1978),
Alger-Livres Éditions, 2011 (1re édition : Flammarion, 1984), 240 p.
C’est par hasard que nous avons eu ce livre en main ; le titre seul nous a attiré car on ne voyais pas grand intérêt à feuilleter le témoignage de celui que l’on nommait alors « le pharmacien de Sétif », Ferhat Abbas (1899-1985), tout en reconnaissant pourtant − cela va de soi −, en lui, un acteur important de l’indépendance de l’Algérie et, de plus, un homme ouvert et généreux.
Ce musulman modéré et libéral porte, dans ce livre, un regard très critique sur ceux − essentiellement Ben Bella et Boumediene − qui firent de l’Algérie débarrassée du colonialisme un régime totalitaire en contradiction, écrit-il, avec l’islam et avec les droits de l’homme.
Musulman, mais lucide, il écrit :
« Ce n’est un secret pour personne que le monde musulman moderne se débat dans des contradictions profondes. Il n’arrive pas encore à inventer son avenir. Par réaction contre le régime colonial qu’il a subi et la menace marxiste, il s’enferme dans sa carapace moyenâgeuse au lieu d’aller de l’avant et de découvrir, dans sa propre pensée, des voies salutaires. »
Musulman, mais démocrate, il dit encore :
« De fait, les musulmans en général et les Arabes en particulier, soumis depuis des siècles au régime du sultanat, ont perdu le sens de la démocratie et de l’intérêt pour la délibération. »
Il déclare donc, dans ce livre, ouvertement, son désaccord avec les révolutionnaires assoiffés de pouvoir qui confisquèrent, par intrigues souterraines et innombrables manigances, les leviers d’une souveraineté absolue sur leur peuple.
Il faut dire que ces « révolutionnaires » qui parvinrent au sommet du nouvel État s’appuyèrent moins sur un mouvement populaire que sur la force armée ; il s’agissait là de l’armée des frontières qui, à proprement parler, n’avait pas combattu. Mais, le pouvoir étant au bout du fusil, une fois atteint, on le garde sans partage.
Abbas précise que Ben Bella « préféra s’armer du parti unique et se contenter de l’appui de l’armée des frontières pendant que ses partisans se jetaient comme des vautours sur les biens abandonnés par les colons ».
Et Abbas constate alors que, par la suite, les cadres du FLN se sont désintéressés complètement du sort des masses. « Pour imposer le silence à ces dernières, ils les traitent avec mépris et font peser sur elles la menace. Ce sont de nouveaux caïds. »
Abbas ne craint pas, par ailleurs, en remontant au déclenchement armé du mouvement indépendantiste d’affirmer :
« En Algérie, l’affrontement a laissé libre cours aux instincts les plus bas. En de nombreuses circonstances, le comportement de certains chefs et de certains maquisards a été horrible. On a assassiné des innocents pour assouvir d’anciennes haines, tout à fait étrangères à la lutte pour l’indépendance. On condamnait la torture chez les Français. Mais on la pratiquait sur ses propres frères. »
C’est donc un constat plein d’amertume et de tristesse qu’il nous faut lire où perce cependant l’espoir d’un retournement.
Mouloud Feraoun, Journal (1955-1962),
Seuil éd., 2011 (1962), 496 p.
Ce livre-là est arrivé par La Poste, en cadeau. Rappelons que Mouloud Feraoun (1913-1962), instituteur, fut assassiné par l’OAS quelques jours avant la déclaration d’indépendance de l’Algérie :
« Je peux mourir aujourd’hui, être fusillé demain : je sais que j’appartiens à un peuple digne qui est grand […] je sais qu’il vient de secouer un siècle de sommeil. »
On est accoutumé à geindre sur notre sort quotidien de Français moyens, sur nos jours poussiéreux ; on se plaît à râler − à raison, c’est sûr − ; la vie est difficile. Pour Feraoun et les siens, c’est la mort qui était possible, « qui peut vous frapper n’importe comment et n’importe où ». Aussi, se plonger dans son livre peut, à qui veut bien entendre sa parole, rétablir un peu le sens de la relativité dans nos vies. Il écrit :
« Maintenant que chaque jour des compatriotes, des connaissances, des amis tombent, je vois que j’avais raison de ne pas me troubler. Non, la mort n’est pas impressionnante. Elle n’est ni juste ni injuste. C’est la mort, voilà tout. Un homme meurt comme la journée passe. »
Feraoun nous décrit sa vie de directeur d’école, coincé dans son village, « comme un sac de sable entre deux boxeurs », entre les exactions de l’armée française et la férocité des militants du FLN.
Bien sûr, il est du côté de l’indépendance, mais…
« Les exécutions brutales, les rançons qu’on fixe arbitrairement, l’arrogance d’une autorité toute fraîche, bornée et méprisante, tout cela prendra peu à peu l’allure d’un joug beaucoup plus insupportable que celui que l’on prétend secouer. »
Il dit plus loin :
« J’ai pu lire d’un bout à l’autre le numéro spécial du Moudjahid. […] Si c’est là la crème du FLN, je ne me fais pas d’illusions, ils tireront les marrons du feu pour quelques gros bourgeois, quelques gros politiciens tapis mystérieusement dans leur courageux mutisme et qui attendent l’heure de la curée. »
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Certes, il ne suffit pas de dénoncer le racisme, l’égoïsme, la bêtise, la cruauté, la médiocrité des gouvernements, le goût du pouvoir et de l’argent, etc., et, tout autant, certaines méthodes de résistance et de libération. Oui, nous sommes à la recherche d’autres moyens… Et parce qu’on ne peut refaire l’Histoire, on peut, ici, pour le moins, garder en mémoire ces deux témoignages et quelques autres qui nous aideront à préparer un avenir meilleur.
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Texte d’André Bernard publié sur le site de la Pensée libre autonome - Les Amis d’André Arru, en février 1914. Voir leur site
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