Réfractaires non-violents à la guerre d’Algérie
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Postface au livre de Sebastian Kalicha
par André & Anita Bernard et Pierre Sommermeyer
Article mis en ligne le 30 novembre 2020
dernière modification le 24 janvier 2022

par A.B.

Sebastian Kalicha écrit qu’Anarchisme et non-violence, la revue que nous – les signataires de cette postface – avons animée de 1965 à 1974, « peut être considérée comme le précurseur du journal Graswurzelrevolution », mais il précise quand même que bien d’autres influences entrèrent en ligne de compte… Ce dont nous ne doutons pas. Effectivement, en 1971, lors d’un camping à Blainville, en Normandie, nous avons rencontré Wolfgang Hertle et Wolfgang Kroner, futurs animateurs de Graswurzel.

Nés de la guerre
Quand nous allons à nos propres sources et motivations militantes, c’est pour constater que si nous avons été individuellement mis face à la contrainte de participer à une guerre – guerre coloniale qui plus est –, c’est avec nos souvenirs d’enfants, bien présents, de celle de 39-40, qui ont suffisamment sensibilisé nos esprits pour nous engager dans un refus ; et puis il faut dire aussi la marque laissée dans notre mémoire par les récits de nos anciens sur la guerre de 14-18.

Dans un premier temps, se réfugier à l’étranger fut un choix individuel.
Dans un deuxième temps, nous avons appris que, en France, l’Action civique non-violente ouvrait la voie à une action collective.

En effet, l’originalité qu’offrait l’ACNV, c’était un acte de solidarité concrète avec les insoumis, les déserteurs ou les objecteurs qui le souhaitaient ; cela, lors d’une manifestation publique, sans papiers, où des gens de notre âge revendiquaient l’identité du réfractaire et l’accompagnaient jusqu’à partager la prison avec lui. Il y en eut une trentaine de ces réfractaires-là ; ce qui est peu.

Notons que, en France, les premières grandes manifestations de désobéissance civile, en tant que telles, se déroulèrent d’abord le 30 avril 1960 devant le château de Vincennes pour protester contre les camps d’internement pour Algériens suspects ; environ 1500 personnes y participèrent. Le 28 mai, malgré les « pleins pouvoirs » et l’interdiction officielle de toute manifestation, autant de personnes s’étaient donné rendez-vous sur le rond-point des Champs-Élysées. Entre-temps, le 11 mai 1960, une trentaine de volontaires se retrouvaient autour de l’obélisque de la Concorde dont les grilles avaient été refermées au cadenas par eux-mêmes.

Et, le 11 février 1962, après le drame de Charonne, environ 10 000 personnes se retrouvaient sur les avenues menant à la Bastille dans une manifestation qui se déroula en silence à l’instigation de l’Action civique non-violente.

Après la guerre
La guerre d’Algérie finie, quelques militants incroyants, demeurés discrets jusque-là, éprouvèrent le besoin de réfléchir et de se poser la question : « La non-violence peut-elle être envisagée en dehors de toute religion ? » Car, il faut bien le dire, les initiateurs de l’ACNV étaient pour la plupart des croyants militants. Nous écrivions :

« Il semble […] que la non-violence peut être envisagée dans ses fondements de manière assez différente selon les familles spirituelles. En particulier ceux d’entre nous qui se réfèrent à une pensée athée ou agnostique peuvent ressentir un malaise non plus sur le plan de l’action mais sur celui des principes. »

« Plusieurs amis […] peuvent souhaiter qu’un approfondissement mené en commun […] les amène […] à déboucher sur des aspects authentiquement révolutionnaires ».

On trouvera sur le site refractairesnonviolentsalgerie1959a63.org les textes du Groupe de travail sur la violence et la non-violence qui s’organisa alors et qui, dans une circulaire (« Pour un approfondissement ») de janvier 1964, déclaraient s’être « retrouvés momentanément dans un même groupement dont les promoteurs se trouvaient déjà engagés dans un cadre assez précis : la communauté de l’Arche de Lanza del Vasto, à vocation ouvertement religieuse et aux méthodes d’action résolument non-violentes, dans la ligne tracée par Gandhi ».

Si, à l’époque, nous avions été moins ignorants, ou plus avisés, nous aurions pu répondre par l’affirmative à la question posée plus haut, cela en nous appuyant d’abord sur Étienne de La Boétie pour la non-violence et la désobéissance (« Si on ne leur obéit point, sans combattre, sans frapper, ils demeurent nus et défaits ») et plus précisément sur Henry David Thoreau à propos de la désobéissance civile, même si la non-violence n’est pas clairement revendiquée chez Thoreau qui publia un plaidoyer pour John Brown, pendu en 1859 pour avoir combattu l’esclavagisme et défendu la cause des Noirs américains par les armes.

Dans une autre circulaire, en octobre 1964, nous faisions remarquer « que le caractère fermé de l’ACNV a écarté d’elle de nombreuses personnes ».

Nous précisions qu’il « n’a jamais été question pour nous de légitimer une quelconque violence, mais de ne pas craindre de remettre en cause des jugements tout faits ».

« Actuellement, disions-nous, il n’existe pas, à notre avis, un seul mouvement non-violent révolutionnaire : ni un Dolci, ni un Luther King (ni peut-être un Vinoba) et peut-être encore moins un Luthuli ne réunissent les qualités que nous souhaiterions. Tous sont plutôt réformistes et d’inspiration religieuse […]. Nous pensons que la non-violence a en elle-même un potentiel révolutionnaire, mais nous constatons que les non-violents actuels ne peuvent l’utiliser de par leur formation à base essentiellement spirituelle. »

Mais, sans doute par manque de bras, de cerveaux et de temps, notre groupe de réflexion fit long feu.

Anarchisme et non-violence

Certains des participants se retrouvèrent dans un nouveau regroupement impulsé par, entre autres, quelques militants du réseau Jeunes libertaires qui rapidement, dès avril 1965, va éditer la petite revue Anarchisme et non-violence ; la revue anglaise Anarchy nous servit de modèle.

Si les liens avec l’ACNV se feront plus rares, par contre, le groupe Anarchisme et non-violence cultivera le contact avec les nouvelles générations d’objecteurs qui se montraient très dynamiques et dont quelques-uns vont nous rejoindre.

Le projet des animateurs d’ANV était de mettre en valeur l’idée et la pratique de la « non-violence » bien présente dans la culture anarchiste, mais insuffisamment exprimée selon nous.

En 33 numéros, et sur presque dix années, de nombreuses questions furent abordées. Parmi elles, la révolution non-violente, le refus de l’impôt, le renvoi du livret militaire, l’objection en Espagne, l’objection politique (avec de nombreuses informations sur l’objection de conscience en cours), le comité des 100, le pacifisme, l’antimilitarisme, la grève de la faim, la grève ouvrière, César Chavez et les grèves du raisin et de la salade aux États-Unis, la Révolution espagnole de 36, le boycott et le sabotage, le happening, les Provos, les Diggers, le Living Theater, le Bread and Puppet Theatre, le Flower Power, Pierre Ramus, Vinoba Bhave, Ammon Hennacy et les anarchistes catholiques, Danilo Dolci, Theodor Ebert, Frantz Fanon, la non-violence en Afrique du Sud, Mai 68, etc.

Une cinquantaine de personnes participèrent à ANV de différentes façons.

On pourra consulter l’ensemble des numéros sur la-presse-anarchiste.net

En 2000, Xavier Bekaert, un nouveau venu qui pensait que nous étions tous morts, publia avec la revue Alternative libertaire de Bruxelles, coédité avec Le Monde libertaire de Paris, une plaquette intitulée : Anarchisme, violence et non-violence : Petite anthologie de la révolution non-violente chez les principaux précurseurs et théoriciens de l’anarchisme.

Actuellement, trois membres du collectif ANV poursuivent un travail d’information et de réflexion :
– Pierre Sommermeyer anime le site Anarchisme et non-violence 2 qui fonctionne comme une plateforme de données sur les actions non-violentes dans le monde entier. Il est possible d’y trouver des informations sur la non-violence dans la Révolution syrienne aussi bien que sur les actions en Allemagne ou sur la question palestinienne. Une partie importante est consacrée à l’histoire de la non-violence.
– Anita Ljungqvist anime le site refractairesnonviolentsalgerie1959a63.org, une vue d’ensemble et un historique du mouvement de solidarité physique déployée par l’Action civique non-violente ; avec des informations sur l’actualité des réfractaires.
– André Bernard anime le site deladesobeissance.fr où on trouvera essentiellement des chroniques de livres traitant de « dés-obéissance, d’an-archisme et de non-violence », mais pas seulement...

Le pacifisme libertaire

Ce qui s’exprimait avant la guerre d’Algérie, c’était un pacifisme libertaire, « intégral », et sans référence à la non-violence ; avec pour figures notoires, parmi bien d’autres, celles de Louis Lecoin, d’Émile Bauchet et d’André Arru.

– Louis Lecoin (1888-1971), militant anarchiste et syndicaliste, fut soldat en 1910 ; il refusa de marcher contre des cheminots en grève et fut condamné à six mois d’emprisonnement. Lecoin sera de nouveau arrêté le 15 novembre 1912 pour « menées anarchistes » et pour délit de presse (loi de 1881) : une affiche de la Fédération communiste anarchiste dont Lecoin était le secrétaire ayant été placardée par un groupe de conscrits : « Aujourd’hui insoumis, demain réfractaire, plus tard déserteur ». Il ne retrouva sa liberté qu’en novembre 1916 et en profita, avec Pierre Ruff, pour diffuser un tract : « Imposons la paix ! » De nouveau arrêté, il sera condamné en mars 1917 à trois ans de prison. Toutes peines confondues, il restera enfermé pendant huit années avec par deux fois quinze jours de liberté et, finalement, libéré en 1920.

Dès la déclaration de la Seconde Guerre mondiale, Louis Lecoin rédigea le tract « Paix immédiate ! », distribué à 100 000 exemplaires ; c’était une infraction au décret-loi du 1er septembre 1939 interdisant les actes pouvant porter atteinte au moral de l’armée et de la population. Lecoin est arrêté. Il ne retrouva la liberté qu’en 1941.

Tout de suite après la guerre, il fonde le Comité de patronage et de secours aux objecteurs de conscience puis, en 1958, le mensuel Liberté, consacré à leur défense et à la lutte pour un statut légal ; ce qu’il obtiendra après une grève de la faim de 22 jours.
Pour mieux suivre son inlassable activité militante, on lira Le Cours d’une vie.

– André Arru (Jean-René Saulière, dit, 1911-1999), militant anarchiste individualiste et pacifiste, insoumis en 1940, entra en clandestinité sous le nom d’André Arru à Marseille où il organisa un atelier de fabrication de faux documents (cartes d’identité, bulletins de naissance, actes de naturalisation, ordres de mission, etc.). Il hébergea de nombreux proscrits (Juifs, réfugiés politiques de toutes nationalités). En 1947, jugé pour son insoumission par le tribunal militaire, Saulière fut acquitté en raison de son aide aux personnes pourchassées, et reprit son identité. Il disait également être désormais hostile à la révolution parce que « lorsqu’on détruit le pouvoir d’autrui, on le prend en même temps ». Lors de la guerre du Golfe, André Arru participa activement à la constitution de l’Union pacifiste des Bouches-du-Rhône.

Autre citations d’Arru : « Je refuse toute participation même anodine, même sans risques, à cette incommensurable bêtise – c’est le seul mot qui me paraît juste pour qualifier la guerre... J’agirais identiquement pour une révolution même si elle me paraissait sympathique... La violence, pour quelque raison que ce soit, ne résout jamais rien. »

On pourra consulter le site Pensée libre (les Amis d’André Arru) animé par Sylvie Knoerr et le livre consacré à Arru.

– Émile Bauchet (1899-1973), militant libertaire et pacifiste, incorporé en 1919, déserte après 14 mois de service et parvient à échapper pendant dix ans à la justice militaire. À partir de 1927, il collabore au journal d’Alphonse Barbé Le Semeur et se déclare objecteur de conscience. Arrêté en 1929 pour sa désertion, il est condamné à un an de prison. Par la suite, il dirigera Le Semeur qui contient régulièrement une page entière consacrée à l’objection de conscience (voir Anarchisme et non-violence 2). Il présidera la Ligue internationale des combattants de la paix.

En octobre 1951, Émile Bauchet créa l’organe pacifiste intégral La Voie de la paix et, en décembre 1958, cofonda le Comité national de résistance à la guerre et à l’oppression dans le but de regrouper les pacifistes intégraux refusant de s’aligner sur un des deux blocs de la Guerre froide. En 1961, le CNRGO va devenir l’Union pacifiste de France.

On pourra consulter sur la Toile le Dictionnaire des militants anarchistes.

Pierre Sommermeyer,
Anita Ljungqvist-Bernard
André Bernard

Bibliographie
– Louis Lecoin, Le Cours d’une vie (UPF, BP 40 196, 75624 Paris cedex 13), 1965, 354 p.
– Michel Auvray, Objecteurs, insoumis, déserteurs, Stock 2, 1983, 442 p.
– Xavier Bekaert, Anarchisme, violence et non-violence. Petite anthologie de la révolution non-violente chez les principaux précurseurs et théoriciens de l’anarchisme, Éditions du Monde libertaire, Paris-Éditions Alternative libertaire, Bruxelles, 2000, 48 p.
– Sylvie Knoerr-Saulière & Francis Kaigre, Jean-René Saulière, dit André Arru. Un individualiste solidaire (1911-1999), éditeurs : Les Amis d’André Arru, La Libre Pensée autonome et le CIRA de Marseille, 2004, 416 p.
– Erica Fraters (anagramme de « réfractaires »), Réfractaires à la guerre d’Algérie, 1959-1963, Syllepse, 2005, 224 p., accompagné d’un CD : Comme un seul homme.
– André Bernard, Être anarchiste oblige !, Atelier de création libertaire, 2010, 232 p.
– François Sébastianoff, Ni magie ni violence. Deux paris contre toute domination, Atelier de création libertaire, 2013, 302 p.
– Aurélie Stern, L’Antimilitarisme en Turquie, Atelier de création libertaire, 2015, 262 p.
– Fritz Oerter, Violence ou non-violence, la folie très raisonnable d’un ouvrier syndicaliste, Atelier de création libertaire, 2015, 32 p.
– Thom Holterman, L’Anarchisme au pays des provos, Atelier de création libertaire, 2015, 136 p.
– Del C-sqi (art112), Attentats à l’humeur publique, éditions AG2SAP, 2015, 112 p.
– André Bernard & Pierre Sommermeyer, Désobéissances libertaires, manières d’agir et autres façons de faire, Nada éd., 2014, 2e édition en 2016, 78 p.
– Clara Wichmann,Antimilitarisme et violence, La Fin et les moyens, La cruauté escorte le crime et la punition et Les Fondements philosophiques du socialisme, Les Éditions libertaires, 2016, 50 p.
– Uri Gordon, Les Anarchistes contre le mur, Les Éditions libertaires, 2016, 138 p.
– André Bernard, Un autre anarchisme est possible, Les Éditions libertaires, 2016, 130 p.
– Pierre Sommermeyer, Mémoires sans frontières. D’un pays l’autre, 1907-2017 , Les Éditions libertaires, 2017, 196 p.
– Union pacifiste de France & Internationale des résistants à la guerre, Manuel pour des campagnes non-violentes, UPF éd., 2017, 196 p.
– Pierre Sommermeyer, Face à la guerre, Les Éditions libertaires, 2017, 82 p.
– Jo Rutebesc (anagramme d’« objecteurs »), Civils, irréductiblement ! Service civil et refus de servir 1964-1969, etc., Les Éditions libertaires/Libre Pensée autonome, Les Amis d’André Arru, 2018, 400 p.
– André Bernard avec la coopération de Geneviève Coudrais et de Nicole Lefeuvre, Le Boycott, moyen de lutte multiforme. De Lysistrata au BDS, Les Éditions libertaires, 2018, 76 p.
– Collectif (présentation de Guillaume Gamblin et de Pierre Sommermeyer), Non-violence dans la révolution syrienne, Les Éditions libertaires et Silence, 2018, 122 p.
– Maurice Balmet, Patrice Bouveret, Guy Dechesne, Jean-Michel Lacroûte, Francis Ménétrier, Mimmo Pucciarelli, Résister à la militarisation, Le Groupe d’action et de résistance à la militarisation. Lyon 1967-1984, Atelier de création libertaire, 2019, 324 p.
– Barthélemy de Ligt (1883-1938) & Pierre Ramus (1882-1942), Antimilitaristes-anarchistes non-violents, Atelier de création libertaire, 2019, 156 p.
– André Bernard, À nulle autre pareille pourrait être la révolution à venir, Atelier de création libertaire, 2019, 240 p.
– Collectif Désobéissances libertaires, Une critique anarchiste de la justification de la violence. Réponses aux écrits de Gelderloos, Atelier de création libertaire, 2019, 144 p.

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