Réfractaires non-violents à la guerre d’Algérie
Slogan du site
Descriptif du site
Annexes 1964 et la suite : 1971- 1981 Larzac : dix ans de lutte
Par deux réfractaires à la guerre d’Algérie
Article mis en ligne le 30 décembre 2013
dernière modification le 4 octobre 2016

par A.B.

La lutte du Larzac : une résistance populaire non violente qui réussit ! 1971-1981, récit par ceux qui y étaient.

Les données de départ

Dans la décennie 1960-1970, les grands causses, dont le Larzac, subissent encore les conséquences de l’exode rural de l’après-guerre : de nombreuses fermes sont abandonnées, les friches gagnent rapidement. Aucun aménagement n’est prévu pour enrayer le déclin démographique et social : pas d’eau courante, pas ou peu de téléphone, réseaux électrique et routier insuffisants. Des villages se vident, des écoles ferment, des laiteries sont regroupées. [1] Pourtant, dans ce contexte de désertification, subi avec une certaine résignation et passivité par les habitants de cette région, quelques lueurs d’espoir apparaissent : des jeunes, attirés par le côté pionnier dans ces vastes espaces de liberté, sont venus s’installer, éleveurs de brebis, mais aussi artisans et artistes. Dynamiques et entreprenants, ils ont modernisé les exploitations, l’habitat et le mode de vie. Cela rejaillit même sur les paysans de souche qui retrouvent peu à peu un nouveau goût de « vivre et travailler au pays ».

Christian Rouhaud : Tous au Larzac, distributeur : Ad Vitam, 2011, 1 H 58.

La communauté de l’Arche de Lanza del Vasto a quitté la vallée du Rhône (Bollène) pour venir à la Borie Noble, sur les contreforts du causse du Larzac. En 1970, si Jo Pyronnet n’est plus à la Borie mais à la Villeneuve de Grenoble pour un essai de vie communautaire en ville, on y trouve quelques anciens de l’ACNV : Michel Lefeuvre, Erwann Chataigner, Marie-Claire et Claude Voron.

Une décision brutale
Dans l’été 1970, Michel Debré, ministre de la Défense, décide brutalement, sans concertation et en catimini, d’agrandir le camp militaire du Larzac de 3000 à 17000 hectares. Ce camp avait été un camp d’assignation à résidence pour les « suspects » pendant la guerre d’Algérie ; et c’est là que l’ACNV avec Jo Pyronnet avait lancé son action contre ces camps. À l’époque (1959), les habitants du plateau, respectueux des autorités, ne s’étaient pas sentis concernés par cette action de contestation. Cette fois, il faudra quelques mois aux habitants de la région pour entendre la nouvelle, la comprendre et en mesurer les conséquences.

Premières réactions
À Millau, des petits groupes de militants, dont Robert Siméon, un ancien de l’ACNV, berger sur le Larzac, donnent l’alerte. Le PSU (Parti socialiste unifié), le MDPL ( Mouvement pour le désarmement, la paix et la liberté), des occitanistes, des protecteurs de la nature se mobilisent pour répandre la nouvelle et provoquer un débat sur la place publique. Les journaux locaux, régionaux, nationaux sont prévenus et répercutent l’information.

Un autre problème se présente à la région, tout aussi grave : la ganterie, activité principale en termes d’emplois et de revenus, est en pleine crise majeure : l’usine Jonquet, qui compte plus de mille salariés ferme ses portes en janvier 1971 ; drôles d’étrennes !

Pour appeler à s’opposer à l’extension du camp militaire, des équipes de peintres noctambules sévissent jusqu’à Toulouse, Montpellier, Nîmes, etc. Des réunions d’informations sont organisées dans les villages. Les partis politiques, les syndicats, les élus locaux, les ecclésiastiques sont alertés et conviés à prendre position. La campagne pour les élections municipales de mars 1971 constitue un excellent tremplin pour les débats et fait avancer la cause.

Robert Siméon, se souvenant de l’expérience de l’Arche en la matière, va à la Borie Noble accompagné de deux autres militants millavois alerter les anciens de l’ACNV et Lanza del Vasto du problème qui se pose dans leur voisinage, et leur proposer de s’impliquer dans le développement de la lutte en cours : « Ces paysans du Larzac sont nos voisins, dit Lanza. Il pourrait bien nous arriver la même chose, alors nous allons les aider. »

Vient l’étape suivante : organiser une manifestation devant le camp militaire existant de La Cavalerie au terme d’une marche depuis la gare de Millau, le 9 mai 1971. Toutes les organisations sont invitées à y participer et à s’y exprimer, mais certaines manquent encore à l’appel ou ne veulent pas « prendre le train en marche » : FDSEA, PCF, CGT. Entre 1500 et 2000 personnes se retrouvent pourtant à La Cavalerie, mais ne vont pas plus loin que la mairie pour éviter d’éventuelles provocations devant l’entrée du camp militaire.

Enfin l’audience augmente, se répand géographiquement. La solidarité est bien lancée : une pétition contre l’extension du camp recueille 300000 signatures ; d’autres manifestations sont organisées (en novembre 1971, 6000 personnes à Millau à l’appel de la FDSEA). Mais le soutien des mouvements gauchistes laisse craindre une dérive violente : une charge de plastic a endommagé l’avion qui marque l’entrée du terrain d’aviation du Larzac. Des paysans eux- mêmes ont prévenu qu’ils accueilleront à coups de fusil ceux qui viendront les expulser !

Pierre-Marie Terral : Larzac, de la lutte paysanne à l’altermondialisme, Privat éd., 2011, 464 p.

Une évidence s’impose
Le débat s’instaure chez les acteurs les plus dynamiques du monde paysan, ces jeunes nouvellement installés, dont certains participent au mouvement CMR (Chrétiens dans le monde rural). Réflexions et débats d’idées amènent à la constatation qu’il faut sortir ce problème de son carcan régional et lui donner une dimension nationale, que les intérêts particuliers doivent s’effacer au profit du bien collectif, que la défense nationale est une réalité à ne pas esquiver mais à considérer au regard d’une autre conception des rapports humains, etc.

Enfin s’impose cette évidence : s’opposer à l’extension du camp du Larzac, c’est-à-dire à l’arbitraire de l’État, suppose le recours à des moyens non-violents, à l’exclusion de tout autre. En effet, comment imaginer construire l’unanimité, reposant sur des positions claires, et tenir dans le temps, si la lutte en cours offre à ses adversaires les moyens et les raisons de la répression ? Comment imaginer d’autres techniques que non-violentes, dans ce pays, à la densité de population si faible, à la culture dominante faite de soumission au pouvoir des notables, de l’Église, de l’administration ? Pour mettre en cause ces pouvoirs et soulever la chape des dominations, il faut leur opposer une force de conviction claire, simple, lumineuse, mais ferme, droite, sans équivoque.

Le fer de lance
Mars 1972 : Lanza del Vasto fait un jeûne public de 15 jours à La Cavalerie. Que ce « vieillard » donne quinze jours de sa vie pour les soutenir touche beaucoup les paysans. Chaque jour, Lanza commente le texte des Béatitudes de l’Évangile, manière de présenter la non-violence qui parle à ces paysans, la plupart bien enracinés dans la foi et la culture chrétiennes. Le dernier jour, les évêques de Montpellier et de Rodez viennent s’associer à ce jeûne, apportant la caution de la hiérarchie catholique à cette lutte populaire. Cette action a un important retentissement médiatique. Retombée majeure : la résistance à l’extension du camp commence à prendre, à partir de ce moment-là, une orientation tactique non-violente qui se maintient jusqu’au bout.

Suite à ce jeûne, 103 agriculteurs sur les 107 concernés par le projet affirment solennellement leur décision de ne pas accepter de partir et de se porter collectivement acheteurs de toute terre mise en vente. Ce « serment des 103 » fixe désormais le cadre et l’objectif de la lutte : aucun paysan chassé de ses terres, « Non à l’extension du camp ! Gardarem lo Larzac » [2]
Ces paysans « réfractaires » à l’extension du camp qui avaient regardé à distance et avec réserve les premières manifestations deviennent le fer de lance, le noyau dur de la lutte.

Michel Debré et le ministère des Armées n’ont pas tenu compte de l’évolution du peuplement du plateau. Le Larzac est encore montré à la télévision comme une vaste étendue en voie de désertification, seuls quelques vieux paysans y restant. L’extension du camp est présentée comme une bonne action pour le développement économique de la région. Mal leur en prit d’user ainsi de contre-vérités !

« La non-violence, force de la vérité », a dit Lanza. Un élément important de la lutte est de dénoncer le mensonge : création de l’Association de sauvegarde du Larzac pour faire la lumière sur le projet et ses conséquences par la publication du « livre blanc agricole », création d’un Comité départemental de sauvegarde du Larzac avec toutes les forces vives du département ; meetings et réunions d’nformation dans toute la région ; opération « fermes ouvertes », etc.

Populariser la lutte
La vérité et la résistance doivent être connues par l’opinion publique : il faut populariser la lutte. Les paysans savent mettre en œuvre des actions qui, par l’humour, par la forte charge symbolique, par l’audace et la ténacité manifestées rendent populaire cette lutte dans le monde entier et attirent la sympathie :
  Octobre 1972 : les photos des brebis du Larzac broutant l’herbe du Champ-de-Mars, propriété militaire, sous la Tour Eiffel, font le tour du monde !
  Janvier 1973 : « Longue marche » des agriculteurs sur Paris. 26 tracteurs représentant les 103 exploitants menacés prennent la route pour réaffirmer leur détermination. À chaque étape, des milliers de personnes le long du parcours et aux meetings manifestent leur soutien.

1978 : la marche sur Paris


  Novembre 1978 : cette fois, c’est à pied que les paysans montent à Paris. À l’arrivée dans la capitale, plusieurs dizaines de milliers de participants viennent les soutenir en défilant, malgré les tirs de grenades lacrymogènes.
  Décembre 1980 : camping en famille, en plein hiver, sur le Champ-de- Mars. Un véritable village s’organise avec école, téléphone ! Expulsion manu militari par les gendarmes mobiles et refuge sur une péniche.

Un éventail de soutien très large
La lutte du Larzac catalyse et dynamise de nombreux thèmes de lutte, d’où un éventail de soutiens très large :
  « Des moutons, pas de canons ! » chantent les manifestants. Les luttes contre le militarisme et contre les ventes d’armes trouvent là un terrain d’action.
  Soutien des syndicats agricoles : de la FNSEA et surtout des « Paysans travailleurs » [3] avec Bernard Lambert, principaux organisateurs du grand rassemblement au Rajal del Gorp de 1973. Les syndicats ouvriers, tels les « Lip » de Besançon, s’associent à cette défense de l’outil de travail.
  Soutien des partis de gauche : PSU, Parti communiste, Parti socialiste qui s’opposent ainsi au gouvernement de droite.
  Droit de vivre et travailler au pays : soutien local par la création d’un Comité Larzac millavois très actif, soutien des milieux occitans. Liens avec les courants autogestionnaires : jumelage Lip-Larzac.
  Lutte contre l’État capitaliste et centralisateur : soutien des mouvements gauchistes, maoïstes, trotskistes, anarchistes.
Ces soutiens se fédèrent et s’organisent en comités Larzac à travers tout l’Hexagone et au-delà.

Les courants non-violents se donnent à fond dans cette lutte et sont très présents sur le Larzac même. Après le jeûne de Lanza, l’Arche laisse un couple de compagnons, Roger et Susana Moreau, à La Cavalerie, disponibles à plein temps pour la lutte. Avec l’occupation de la ferme des Truels par une équipe de l’Arche (les familles Moreau et Voron ; Marie Tremblais ; Roland Mahieux), cette présence est encore renforcée. Le MAN (Mouvement pour une alternative non-violente) s’y investit également, en particulier par le franciscain Robert Pirault, cheville ouvrière de la construction de la bergerie de La Blaquière et participant à toutes les actions sur le plateau.

Les objecteurs de conscience et le centre non-violent du Cun avec Hervé Ott sont un apport supplémentaire à cette présence non-violente. Des figures de proue de la non-violence, Lanza del Vasto, Jean-Marie Muller, le général Pâris de Bollardière, Jean Goss, Jean Toulat, Joseph Pyronnet, par des conférences, la participation aux rassemblements, aux actions, aident à faire grandir une culture non-violente et à garder un caractère pacifique à la lutte.

Lutte sur tous les fronts
« Vitrine de la contestation », le Larzac devient un carrefour bouillonnant d’idées, d’initiatives, de rencontres. En 1973, 1974 et 1977, les grands rassemblements attirent des dizaines de milliers de personnes de tous horizons.

En août 1974

Les paysans sont interpellés, bousculés dans leurs repères idéologiques par ce flot qui les envahit, mais leur horizon s’élargit et s’enrichit. D’une façon remarquable, ils savent rester maîtres de leur lutte et ne se laissent pas déborder par cette tempête idéologique.

La lutte se déploie sur tous les fronts :
  Sur le plan juridique, à toutes les étapes de la procédure, avec l’aide d’avocats remarquables, François Roux et Jean-Jacques de Félice, la bataille pour contrer la procédure, ou au moins pour la ralentir, est menée pied à pied, jusqu’au Conseil d’État.
  Sur le plan politique, les contacts sont permanents avec les responsables syndicaux, avec les élus locaux et nationaux. François Mitterrand, secrétaire national du Parti socialiste, est pris violemment à partie par des gauchistes lors du rassemblement de 1974 ; protégé par les paysans, le contact humain qui s’établit alors se révélera de première importance pour l’issue de la lutte.
  Sur le plan foncier, la création d’un GFA (Groupement foncier agricole) permet de faire pièce à l’armée en achetant des terres et en les gérant.

Différentes formes de désobéissance civile
Toutes les « armes » de l’action non-violente sont déployées sur le terrain mais aussi dans les actions de soutien : la non-coopération avec sa contrepartie positive de dynamique de vie, le jeûne, et surtout l’arme forte qu’est la désobéissance civile, sont largement utilisés.

En 1973, une cinquantaine d’habitants du Larzac renvoient leurs livrets militaires au ministère des Armées et déclarent qu’ls ne les reprendront pas tant que le projet d’extension ne sera pas abandonné. Plus de 2000 livrets militaires récoltés dans toute la France sont renvoyés. Suivent des procès et des condamnations.

Des centaines de personnes refusent de payer 3% de leurs impôts pour protester contre le projet d’extension. Ils reversent cet argent à l’APAL (Association pour la promotion de l’agriculture sur le Larzac) qui finance actions et moyens d’infrastructure.
Trente enfants sont scolarisables sur le plateau et doivent aller à Millau. La menace de créer une école parallèle décide l’Académie à en ouvrir une en octobre 1973.

1973 : à La Blaquière, une nouvelle bergerie devient nécessaire pour la famille Guiraud ; mais l’autorisation de bâtir est refusée car en zone d’extension du camp. Qu’à cela ne tienne, une « bergerie-cathédrale en pierres » est construite illégalement par des chantiers de travailleurs bénévoles et grâce à des « bons-ciment » de soutien financier et à l’argent du refus de l’impôt !

Des fermes achetées par l’armée sont squattées. Octobre1974, occupation des Truels ; les paysans y installent des compagnons de l’Arche. Le face à face tragi-comique avec les paras, postés là pour empêcher l’occupation, dure une semaine. Comme le soutien et l’écho dans les médias se développent, les militaires reçoivent l’ordre de céder la place, espérant que le « général hiver » et les conditions plus que sommaires d’habitat feront fuir les occupants. Un an après, ce sont les objecteurs qui sont installés au Cun ; puis une équipe de néo-ruraux à Cavaillès. Les occupants du Cun et de Cavaillès sont délogés par les gendarmes mobiles mais restent actifs dans la lutte. Ceux des Truels, malgré des menaces permanentes, bâtissent et défrichent les terres, élèvent un troupeau de brebis et font des fromages. La présence de deux familles avec de jeunes enfants ainsi que le soutien de la communauté de l’Arche dissuadent les autorités de les expulser.

Les terres achetées par l’armée sont labourées et ensemencées par les paysans. La recette des récoltes, lors du grand rassemblement de la « fête de la moisson » de 1974, est remise à une coopérative agricole au Sahel : « Le blé fait vivre, les armes font mourir ! »

L’adduction d’eau arrive sur le Larzac, mais pas dans la zone d’extension. Les paysans entreprennent de faire une tranchée pour traverser la nationale 9 afin d’amener l’eau dans cette zone. Une bataille, dite « guerre des tranchées », s’ensuit avec les gendarmes mobiles !

L’équipement téléphonique, poteaux et fils, est installé dans toutes les fermes, y compris aux Truels, ferme squattée par les non-violents de l’Arche. Les autorités, furieuses, intiment l’ordre aux télécoms de ne faire aucun branchement. Alors, un standard téléphonique pirate et gratuit est installé dans une ferme !

Grève de la faim et non coopération
Quatorze paysannes et paysans se mettent en « grève de la faim » à la chambre d’agriculture à Rodez lors d’une visite du président Giscard d’Estaing dans la ville : au dîner avec le président, plusieurs conseillers généraux et maires tournent les assiettes de façon démonstrative et refusent de manger !

La lutte se vit aussi au quotidien par une guérilla non-violente : empêcher les militaires de manœuvrer en dehors de leur camp, s’opposer à leur circulation dangereuse pendant les ramassages scolaires, cohabiter avec eux et les neutraliser lors des squats, se heurter aux gendarmes mobiles, par exemple pour empêcher le juge de faire l’enquête parcellaire sur le terrain, etc.

Si les paysans et ceux qui les soutiennent agissent toujours à visage découvert, ou tout au moins assument leurs actes, il n’en est pas de même de la part de certains militaires et partisans de l’extension du camp : pneus crevés, clous semés sur les chemins, sucre dans les réservoirs d’essence.

Tenir malgré les pressions et les sanctions
Beaucoup plus grave et criminel, en 1975, une forte charge de plastic, souffle, en pleine nuit, la maison de la famille Guiraud, un des piliers de la lutte. Par miracle, personne n’est gravement touché, mais le traumatisme est profond pour les victimes et la maison inhabitable. Les coupables ne seront jamais découverts.

Juin 1976 : l’armée assure qu’elle fait une trêve dans l’achat des terres. Cependant, des fuites laissent soupçonner que des tractations secrètes se poursuivent avec des spéculateurs, et même, peut-être, avec quelques signataires du serment des 103. Les paysans veulent en avoir le cœur net. Ils montent un commando qui envahit le bureau du camp militaire où se trouvent les documents. Avant l’arrivée des gendarmes mobiles qui les expulsent et les arrêtent, ils ont le temps de vérifier que leurs soupçons étaient fondés. Jugés en flagrant délit (loi anticasseur !) au tribunal de Millau, ils sont condamnés à trois mois de prison et incarcérés. L’écho est immense dans toute la France, et la solidarité se met en place : des gens viennent dans les fermes pour assurer le travail, des manifestations s’organisent. Pour couper court à cette agitation mais aussi sous la pression des paysans incarcérés inquiets pour leur exploitation, les autorités font sortir en libération conditionnelle, les « vrais paysans » ! Les femmes ainsi que tous ceux qui n’ont pas le statut d’exploitants agricoles moisissent quelques semaines de plus dans les prisons !

La vie sur le plateau n’est pas un long fleuve tranquille ! Les épreuves, l’insécurité, les conditions rudes de communication, l’équilibre difficile à tenir entre le travail, la vie de famille et le temps pris par les réunions, les actions sont usants, et il faut tenir dans le temps. L’action durera dix ans ! Heureusement, les habitants du Larzac savent faire la fête, et toute occasion est bonne pour partager le repas et le coup à boire, pour dédramatiser la situation par l’humour, pour danser et chanter.

Une communauté avec ses conflits, ses tensions, sa richesse et... ses charismes
Une véritable communauté de vie se crée, au fil du temps, sur ce plateau du Larzac. Les conflits, les tensions ne manquent pas, mais ils sont transcendés par la lutte commune, l’entraide, la solidarité, la richesse des rencontres avec des gens du monde entier.

Par la lutte, les habitants du Causse déploient de riches et complémentaires personnalités. Se révèlent : des tribuns comme Robert Gastal, Philippe Fauchot ou Marie-Rose Guiraud ; des tacticiens comme Guy Tarlier, ancien militaire, ou Michel Courtin ; des journalistes et humoristes comme Léon Maillé ; des sages comme Léon Burguière ; des conciliateurs comme Pierre Bonnefous, prêtre ; des « théoriciens et praticiens » de l’action non-violente comme Hervé Ott ou ceux de la communauté des Truels ; des fougueux et entreprenants comme Jean-Marie et Pierre Burguière, Robert Pirault, José Bové ; des « taiseux », solides car bien enracinés dans leur terroir, comme les Guiraud, les Jonquet de La Blaquière ou ceux de Pierrefiche ; des artistes, précieux pour l’information et les rencontres comme Claude et Elisabeth Baillon, Marcel Robelin, François Montès.
Pendant la lutte, des hameaux revivent, Saint-Martin, les Truels, Montredon ; d’autres sont créés de toutes pièces comme le nouveau Cun. Des chantiers d’été drainent des centaines de bénévoles qui réparent routes et chemins, construisent ou restaurent maisons et bergeries. Des exploitants agricoles s’installent et différencient la production : élevage caprin, fabrication de pérails et de tome de brebis, plantes médicinales, apiculture, artisanat. Ce sont souvent des néo-ruraux militants qui s’installent sur le plateau pour être au cœur de la lutte.

Une tension positive s’instaure entre ces militants et les paysans de souche et permet à la lutte d’avancer et de durer. Les militants sont plus radicaux ; ils veulent aller plus loin et plus vite dans la contestation, au risque de briser l’unité, de déborder l’objectif du serment des 103, et de faire tout capoter ; ils sont tout de même moteurs et savent prendre des risques. Les paysans de souche, les « pur porc », comme on les appelle familièrement, ont le sens du possible ; plus enracinés dans la réalité du terroir, ils ont le souci de ne pas lâcher ceux qui traînent en arrière ; ils veulent garder l’unité des 103 sur laquelle toute la lutte s’appuie, quitte, parfois, à ne pas aller jusqu’au bout d’une action et ne pas en tirer les bénéfices escomptés .

Autre tension dialectique fructueuse, celle entre le noyau dur de la lutte, les paysans et ceux qui vivent sur le plateau, et le soutien, vaste et très différencié. Les tensions entre les paysans et les comités Larzac sont parfois vives, avec des tactiques et des objectifs en opposition, mais cela ne va jamais jusqu’à la rupture ; chaque groupe est bien conscient que c’est l’attelage avec l’autre qui est fort et efficace. Un partenariat fécond s’instaure. Les comités Larzac, même s’ils ne sont pas pleinement convaincus de l’efficacité de la méthode, respectent l’orientation non-violente prise par les paysans et sont une aide précieuse et une formidable caisse de résonance de leurs actions. Tout soutien est accueilli par les paysans dans la mesure où il ne cherche pas à détourner la lutte à son seul profit idéologique.

La victoire d’une culture spécifique
1980 : dix ans, ou presque, que la lutte dure. Les « troupes » sont fatiguées. Les élus locaux semblent prêts à accepter une mini-extension qui limiterait les expulsions.

François Mitterrand, candidat à la présidence de la République, tient un meeting de campagne à Millau : « Si je suis élu, je m’engage à décider l’abandon de l’extension du camp. »

Mai 1981, il est élu et il tient parole ! Les paysans ont gagné ! La ténacité a payé. L’action populaire non-violente a montré son efficacité !

Les fruits de cette lutte vont bien au-delà de la non-extension du camp. Une culture spécifique au Larzac s’est élaborée peu à peu et elle perdure. Les terres achetées par l’armée et retournées à leur vocation première après l’abandon de l’extension sont gérées collectivement par les exploitants agricoles du pays regroupés dans la SCTL (Société civile des terres du Larzac). Les GFA créés pendant la lutte continuent à vivre et même se développent. SCTL et GFA induisent une manière nouvelle de gérer les terres et permettent l’installation de jeunes sans grands moyens financiers. La solidarité avec les luttes populaires et les actions de paix sur tous les continents est toujours d’actualité. La prise de conscience altermondialiste née pendant la lutte se développe (José Bové est un acteur et un fruit de la lutte du Larzac).

Numéro 314, novembre-décembre 2013

« L’esprit Larzac » vit toujours. Le fait que le journal Gardarem lo Larzac [4], né pendant la lutte, continue à paraître et à faire ce lien entre les personnes et leurs recherches n’en est-il pas un signe évident ?

Robert Siméon
Claude Voron

Texte publié dans Résistances non-violentes, voir rubrique.
Fin des annexes, fin (provisoire) des rubriques historiques et leurs annexes, suite en 2003