Réfractaires non-violents à la guerre d’Algérie
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Annexes 1961 : Comment Yvon Bel rencontre des non-violents
Article mis en ligne le 30 janvier 2012
dernière modification le 17 décembre 2013

par A.B.

Texte tiré des « mémoires » d’Yvon.

J’avais vingt ans...

et c’était la guerre en Algérie. J’étais étudiant dans un lycée technique aéronautique. Après une scolarité difficile, j’avais enfin pris les choses en main et je travaillais serieusement. Je préparais un BTS d’électronicien. J’étais animé d’une foi chrétienne très active qui m’avait poussé à lancer la JEC (Jeunesse étudiante chrétienne) dans mon établissement. Et, comme beaucoup de jeunes, je m’ïnterrogeais sur cette guerre, qui n’osait même pas dire son nom, et que certains appelaient « les événements d’Algérie ».

Je lisais le Nouvel Observateur et Témoignage chrétien, deux journaux engagés. Ils dénonçaient les tortures et les exécutions, bien avant les aveux du général Aussaresses. La gauche avait lancé la guerre, et le général De Gaulle la continuait. Le parti communiste défilait pour la paix... et envoyait ses gars en Afrique du Nord. L’Église répondait aux jeunes : « La hiérarchie pense pour vous ! ». Et ceux qui en revenaient, comme mon frère René, se taisaient. Où était la fierté des poilus de 14, ou celle des résistants de 40 ?
Pour moi, il y avait une incompréhension : pourquoi avoir donné si facilement l’indépendance à la Tunisie et au Maroc et la refuser à l’Algérie ?
[...]
Quelque temps après, j’apprends qu’un groupe parisien se rend tous les jeudis soir, place Vendôme, devant le ministère des Armées, pour faire cinq minutes de silence pour la paix. Pour moi, c’est la révélation : j’ai trouvé des gens qui viennent dire leur conviction, sans hurler des slogans, sans se battre avec les flics, ni se sauver comme des lapins. Évidemment, le jeudi suivant, quand le cortège débouche de la rue de Rivoli, je me joins à eux. Je ne sais plus comment j’ai quitté l’internat ce soir-là, mais je me souviens qu’en cinq minutes de silence j’ai compris toute la puissance de la non-violence.

C’est ainsi que je prends contact avec le secrétariat de l’Action civique non-violente à Vanves. Ces hommes et ces femmes soutiennent les jeunes qui refusent de faire la guerre en Algérie. Avec eux, ils demandent d’aller y faire un service civil pour la paix. Plusieurs objecteurs sont déjà en prison. Les bases des actions sont simples : agir au grand jour, ne rien cacher ; ce qui perturbe la police.

En juin 1961, je passe avec succès mon examen et je rejoins aussitôt l’Action civique non-violente à la communauté de l’Arche de Lanza del Vasto, à Bollène dans le Vaucluse. Là, je rencontre des gars très solides et j’apprends le yoga. Le calme, la conviction et la force des responsables, Jo Pyronnet, Marie Faugeron, Simone Pacot et d’autres m’impressionnent.

Un jeune Alsacien, Gilbert Schmitt, arrive. Il est soldat en Allemagne. À l’occasion d’une permission, il refuse de rejoindre sa caserne et renvoie ses habits militaires avec une lettre de motivation. Pas question d’éviter les ennuis, au contraire, cela nous donne la possibilité d’alerter l’opinion publique. D’emblée, nous acceptons les sanctions qui vont avec la transgression de la loi. Pour pacifier l’Algérie, nous proposons d’y faire un service civil à la place de la guerre Nous décidons d’une manifestation non-violente. J’accepte d’y participer. À Thann, dans la communaute d’Emmaüs de l’Abbé Pierre, pendant quelques jours, notre groupe répare des toitures tout en préparant la manifestation... Nous rencontrons la misère profonde.

Le mardi 8 août 1961, vers 18 heures, nous sommes cinq, Claude Voron. Cillbert Schmitt, Michel Hanniet, Robert Siméon et moi, à escalader la façade de la mairie de Mulhouse pour y accrocher une banderole :

Pour obtenit un service civil en Algérie, Gilbert Schmitt a renvoyé ses effets militaires, pour cela il est mis en prison ; nous nous constituons prisonniers avec lui.

Immédiatement, nous nous enchaînons les uns aux autres au pied des marches. Les clefs des cadenas sont jetés. Pendant ce temps, des amis ont convoqué la presse et distribuent des tracts explicatifs. Réaction inattendue du concierge de la mairie : il décroche la banderole qui nous tombe dessus. Pas de panique, on prend la banderole à bout de bras et on la tient. Au bout de quelques minutes, la police passe et repart chercher des instructions. Elle ne revient que deux heures plus tard, avec des pinces coupantes et le panier à salade pour nous « libérer ».

Au commissariat, fouille : pas de papier d’identité, interrogatoire :
« Ton nom ?
 Je suis solidaire de Gilbert Schmitt. »

Réponse unique et identique des cinq non-violents. La police s’énerve un peu, nous sépare, va chercher le père de Gilbert qui reconnaît évidemment son fils. Les policiers embarquent le déserteur vers l’Allemagne. Pendant ce temps, crevé de fatigue, je me suis endormi sur un banc au bout du couloir.

D’un seul coup un policier me secoue :
« Ton nom ?
 Je suis solidaire de Gilbert Schmitt. »

Quoique mal réveillé, je l’entends m’expliquer que la manifestation est finie et que mes copains ont donné leur nom. Effectivement, il me montre son papier avec les noms de Michel et Robert. Ce n’était pas prévu que nous donnions nos noms avant le tribunal. J’hésite une seconde. Il n’y a pas le nom de Claude qui est un peu le responsahle. Je répète le fameux :

« Je suis solidaire de Gilbert Schmitt. »
Le policier, après une nouvelle explication, repart au bureau :
« Il ne veut pas non plus donner son nom ! »

Cest bon, Claude n’a pas cédé, ils n’auront pas mon nom. Ils ont réussi à embobiner Michel qui a suivi leur logique... Nous étions d’accord sur l’idée de sortir de la logique courante, seul moyen de troubler l’institution. Claude et moi passons un peu pour des crétins qui n’ont rien compris et qui s’obstinent. Michel et Robert sont libérés.

Avec Claude, nous nous retrouvons au trou pour la nuit, chacun dans une cellule, mais nous pouvons nous parler. Le lendemain, séance de photos pas artistiques du tout, face et profil. Le photographe réussit même à nous donner des gueules de bandit. Puis, nous plongeons tous les doigts dans l’encre pour les empreintes...

Plus rien de la journée.

Il fait nuit. On vient nous chercher. Nous montons à l’arrière d’une voiture de police. Un policier a une mitraillette sur les genoux. Les gros policiers alsaciens ne rigolent pas. On part dans la nuit. Claude demande timidement ce qu’ils vont faire de nous. « Tu verras ! » On s’attend à prendre une volée dans un coin.

La voiture s’arrête dans les champs. Les policiers descendent pisser. Puis font descendre Claude et le laissent seul dans la nuit. Je pense être lâché un peu plus loin, mais ils font une virée interminable et me laissent aussi dans la nuit. Bon ! Mulhouse, c’est de quel côté ?

Je marche jusqu’à une borne kilométrique. Je suis à douze kilomètres. Je continue sur la route dans le noir. Enfin une 2CV déglinguée s’arrête et me ramène à Mulhouse. Je rejoins l’équipe au quartier général.

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