Réfractaires non-violents à la guerre d’Algérie
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Procès de Claude Voron, le 23 mars 1962
Article mis en ligne le 19 janvier 2012
dernière modification le 11 mars 2013

par A.B.

Ce texte est tiré d’un cahier de mémoire, tome I, intitulé « Je est un autre », écrit par Claude Voron (Cosinus ou l’Ageasson) après le décès de Marie-Claire (sa compagne) en 2004 (voir rubrique), cahier distribué à quelques amis.

Déjà près de quatre mois de détention, de solitude « à l’ombre ». En arrivant dans la salle du tribunal militaire, je suis comme le papillon de nuit ébloui par la lumière. Un bref moment, la tête tourne dans cette brusque arrivée dans l’arène. Le tribunal est impressionnant : les trois juges, galonnés, décorés, en habits de gala, trônent sur l’estrade. Des soldats, comme des marionnettes, au commandement : « Présentez : armes ! » se raidissent et dressent leurs
fusils dans une chorégraphie qui se veut « virile » ; ils la recommenceront au moment de l’énoncé du verdict.

La salle est pleine. Tous les regards sont braqués sur moi et je sens cette pression et cette attente. Mon cœur bat la chamade, le souffle est court, le ventre noué : vais-je dominer mon émotivité pour exprimer simplement ce qui m’anime ?

Non, je ne suis pas seul face au « Moloch » ! les amis et la famille me font des petits signes et des sourires d’encouragement. Maître Poinsot-Chapuis est là également dans sa robe noire d’avocate et sa solidité de défenseur. Dès les premières questions du président, le trouble et l’anxiété tombent ; l’excitation du « combat » m’envahit : que ce procès soit une tribune et fasse avancer la « cause » !

Le président - et c’est à son actif - me laisse exprimer librement mon cheminement et les mobiles qui m’ont conduit à ce geste de refus. Sept témoins, sans être trop interrompus, par le biais de témoignages « de moralité », viennent confirmer le sérieux de ma démarche ; ils manifestent leur solidarité. Je suis ému et touché d’entendre Jacques Boulon, astronome, Jean-Pierre Maindive, responsable étudiant, le père Tayeau, aumônier des étudiants, Jacques Drouet, responsable de nos chantiers de service civil, le pasteur Blanchet, Johanès Columeau, pharmacien et l’abbé Jean Gentil, curé de ma paroisse.

Je croule sous les fleurs ! « Sérieux, doux et serviable, équilibré, brillant étudiant, catholique convaincu. » Ce n’est pas désagréable à entendre ! Toutefois ce qui me touche le plus, c’est la mise en lumière à plusieurs voix de l’importance prophétique de mon geste et la solidarité en actes de ces
amis (certains, à l’occasion de mon procès, renvoient leur livret militaire, s’exposant ainsi à des sanctions qui peuvent être lourdes : amende, prison).
 [1]

« Je demande l’application exemplaire de la loi - dit le procureur militaire, commissaire du gouvernement - ; Claude Voron a délibérément violé la loi. Ses qualités humaines aggravent son cas : elles renforcent l’impression qu’il peut faire sur des personnes moins évoluées et moins instruites que lui. Il doit être puni d’une façon sévère. »

Maître Poinsot-Chapuis, forte de son passé de résistante pendant la guerre, déclame avec éloquence, de sa voix grave et avec force mouvements de manchettes :

« [...] Par l’évolution du monde et des techniques et notamment les armes nucléaires, Claude Voron a été appelé à réviser cette conviction traditionnelle que la défense d’un pays reposait sur le courage et la poitrine de ses fils. Il a pensé que le courage et le nombre des poitrines ne signifiaient plus grand chose devant la perspective d’une bombe atomique. Les guerres ne sont plus seulement pour les militaires mais contre les femmes, les enfants, détruits, meurtris, emprisonnés ; et demain ce seront les non-belligérants qui seront les premières victimes de ces guerres.

« Désormais, la lutte armée qu’il admettait comme moyen de défense pour faire régner la paix, ne signifiera plus rien. Si on n’arrive pas à restituer dans ce monde une autre loi de vie, la 25e heure a sonné, Messieurs, et rien ne servira d’avoir des tribunaux militaires ou civils, un État même fort, un pouvoir même estimé, la 25e heure a sonné ; il faut en prendre conscience ; il le faut parce qu’à cette 25e heure, des ouvriers autres que ceux des 24 heures précédentes, des Claude Voron se sont levés, défrichant une voie d’espérance. Allez-vous les étouffer ? [...] »

Quel souffle et quel talent ! Naïvement, je crois que les juges ne peuvent être que convaincus par cette éloquence qui a exprimé, mieux que j’ai pu le faire, mes convictions.

Pendant que les juges délibèrent, on permet à mon père de me rencontrer : joie de pouvoir le toucher, l’embrasser, contacts impossibles en prison.
Le verdict est rendu solennellement dans la salle vidée de ses spectateurs.
« Présentez les armes ! » « Deux ans de prison ! », peine maximale.

Je suis triste et dépité de ne pas avoir touché la tête et le cœur de ces juges. Je sais bien qu’être condamné à un ou à deux ans cela n’a pas d’importance car, la peine effectuée, le cycle recommencera jusqu’à ce que cinq ans d’emprisonnement soient « consommés ». Mais quand même !

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