Réfractaires non-violents à la guerre d’Algérie
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La détention : la maison d’arrêt
Article mis en ligne le 12 décembre 2011
dernière modification le 2 mars 2014

par A.B.

La maison d’arrêt

Avant d’être incarcéré dans une maison d’arrêt, il y a l’épisode du transfèrement. Il se fait par train, en compartiment réservé : huit places pour deux gendarmes et un détenu menotté. Dans le couloir, les gens vous regardent d’un air étrange. Là aussi les contacts avec la maréchaussée sont divers : agressifs ou faits de compréhension, on a vu un gendarme partager son repas avec le prisonnier qu’il convoyait.

Les Baumettes, fin 1961
A Fresnes, début 1962 : deux militants algériens, Henri Cheyrouze, Michel Bourgeois.

Par rapport à la prison en caserne, le stade de l’incarcération en maison d’arrêt est vécu avec un soulagement relatif, puisque l’inculpation de refus d’obéissance, de désertion ou d’insoumission va déboucher sur un procès. Durant cette période, chaque réfractaire risquait cinq ans de prison au maximum, étant entendu qu’il serait condamné par tranches successives d’une à deux années. Ce n’est plus l’arbitraire de la caserne : on est reconnu, on sait ce qui nous attend, le procès va nous donner l’occasion d’être de nouveau l’acteur de notre vie. Attention quand même, la prison préventive (c’est ainsi que l’on nomme la période précédant le procès et pendant laquelle a lieu l’instruction du dossier) peut durer des mois qui sont autant de mois d’incertitude...

Il est certain que d’être en prison pour une cause que l’on a choisie est plus facilement supportable que d’y être en tant que délinquant contraint et forcé. Cependant, les obligations sont les mêmes, et elles sont dures. La privation de liberté, en prison, c’est soit la solitude de la cellule, soit la promiscuité constante.

Il faut maîtriser et gérer au mieux la solitude des longues journées de cellule, sinon c’est la déprime assurée : tuer le temps est une expression qui prend ici tout son sens. Compte tenu des circonstances, chacun tentera de trouver une occupation. Michel Lefeuvre, à la Santé, sculptera des petits personnages dans des boulettes de mie de pain ; Claude Voron et Yvon Bel mettront en pratique les techniques de relaxation apprises sur les chantiers ou à l’Arche, d’autres se réfugient dans la prière ou dans la lecture de la Bible. La lecture en général et l’écriture remplissent les heures. Certains réfractaires continuent ou reprennent leurs études, d’autres demandent un travail utile, à l’infirmerie, à l’entretien, à la bibliothèque, etc., et l’obtiennent.
Une des occupations, apanage des « vrais » détenus, c’est le tatouage (Christian Fiquet, pour rendre service, est devenu un spécialiste).

Réponse du directeur de l’administration pénitentiaire à une demande de libre correspondance faite par Me de Félice
Me de Félice informe les détenus de son échec

La promiscuité des cellules à deux ou à trois codétenus est vécue difficilement. Côté hygiène et intimité, il faut quelques jours pour s’habituer si tant est qu’on s’y habitue. Au hasard des prisons, on cohabite avec des criminels, des escrocs rompus à la vie carcérale, des petits délinquants qui se demandent ce qui leur arrive.

Il faut écrire lisiblement

De notre côté, il faut expliquer pourquoi on est là et s’attendre à des réactions parfois hostiles, parfois compatissantes, mais toujours marquées d’une évidente incompréhension. En tout cas, il importe d’emblée de se faire respecter...

Et puis, parfois, bonne pioche, on trouve quelqu’un à qui parler, quelqu’un à écouter, la vie devient vivable... Parfois, on se retrouve en dortoir et, là, c’est carrément invivable. L’entassement, le bruit continuel, la lumière en permanence, etc.

L’enfermement collectif provoque des bagarres souvent violentes. On est confrontés à des malades privés de soins. Il y a les sordides parloirs où cinq taulards à la fois essaient de communiquer avec une vingtaine de visiteurs au travers de deux grilles distantes de deux mètres et entre lesquelles circule un maton. C’est à celui qui criera le plus fort pour tenter de se faire entendre. Par ailleurs, les relations avec les matons ne sont pas toujours faciles, elles ne peuvent être naturelles.

Il y a quelquefois le prévôt (détenu investi de certains pouvoirs et garant de la discipline générale dans la cour) qui distribue le courrier, qui donne et ramasse immédiatement après usage les lames de rasoir, qui surveille la distribution du café, qui prend les commandes de « cantine » et donc avec qui on a intérêt à être en bons termes.

Il y a le courrier qui est lu et parfois censuré avant qu’il ne nous parvienne, ou qui nous est communiqué longtemps après son arrivée.
À ce propos, Me de Félice fit une démarche auprès du ministère de la Justice pour une correspondance plus libre : il lui fut répondu qu’il était interdit de parler de problèmes sociaux et politiques.

À d’autres moments, les informations passent, et les nouvelles des autres réfractaires arrivent à leur destinataire sans encombre.

Extraits d’une lettre de Claude Michel à Eric Pot :


Lyon, le 27 octobre 1961

Mon cher Eric,

Jean vient de nous lire une lettre que tu viens de nous envoyer, alors que tu quittes Montluc. D’autre part, nous avons appris par J.-P. Lanvin que tu étais revenu à Lyon : tu auras toujours voyagé un peu. Le pasteur Lasserre va essayer de te voir.

Michel Hanniet et Michel Bourgeois sont à Nancy pour les examens psychiatriques. Avant-hier a eu lieu le procès d’André Bernard à Bordeaux. Je ne connais pas encore le résultat. Aujourd’hui se déroule celui de Christian Fiquet à Bône en Algérie. Mardi dernier, Robert Siméon s’est présenté à Bourg-en-Bresse avec quatre hommes pour l’accompagner. Opération « chaînes », maintenant classique. [...]

Peut-être as-tu appris qu’il s’est passé des événements graves à Paris. Un couvre-feu avait été décidé pour tous les musulmans à partir de 20 heures. Sur un mot d’ordre du FLN, les Nord-Africains descendirent par milliers dans les rues. Les policiers purent donner la mesure de leur brutalité en matraquant à tour de bras ces « bougnoules » qu’ils exècrent.

Toute la presse (pour une fois unanime) s’est indignée et continue de l’être. Depuis ce jour, les ratonnades officielles continuent plus ou moins. Ces événements, ainsi que les attentats OAS, commencent à faire se poser pas mal de questions. Le caractère absurde de la violence et surtout l’enchaînement infernal dans lequel elle entraîne commencent à devenir des idées couramment soulevées dans les journaux.
Claude Michel,
77, chemin de Chasse,
Oullins, Rhône

Recevoir une grande quantité de lettres, certaines comportant des signatures de personnalités et de mouvements connus, conforte le moral et montre à l’Administration pénitentiaire que le prisonnier
n’est ni seul ni abandonné. Dehors, il y a des amis qui agissent et qui manifestent leur solidarité...

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, on peut se sentir « libre » en prison.

Extrait d’une lettre écrite par Claude Voron à une amie de Marseille :
Les Baumettes, le 4 février 1962

Oui, j’ai de la chance. Je vois tant d’amis autour de moi liés par des obligations ou des occupations impératives, qui par des responsabilités, qui par son travail, qui par sa famille, que je rends grâce à Dieu de ma liberté. Évidemment, quand j’ai pris la décision de mettre en accord ce que m’indiquait ma conscience et ce que je faisais, j’ai dû rompre avec mon travail, j’ai dû préparer mes parents et lutter contre leurs réticences ; mais, tout de même, j’ai pu changer le cours de ma vie sans provoquer des dégâts autour de moi.

Dans une autre lettre, non datée, Claude écrit encore :

Tout d’abord, il ne faut pas avoir de complexe parce qu’on est au beau soleil et l’autre en prison. La prison est une solution claire et par certains côtés plus facile que la position de ceux qui, à l’extérieur, essaient de mettre en accord leurs pensées et leurs actes, surtout dans le climat de haine et de violence qui se prépare. Quant à moi, quand j’écoute toutes les souffrances que cette guerre d’Algérie a engendrées – et je suis bien placé pour continuer mon information là-dessus, je suis avec un instituteur qui a fait deux ans chez les paras en Algérie et deux ans de prison à Alger – je trouve que ma position n’est pas si inconfortable que cela ; pour essayer de remonter cet enchaînement de violences, la prison, c’est bien doux.

En prison, mimétisme ou osmose, on adopte les comportements des « vrais » détenus (marcher de long en large pendant des heures n’est pas très naturel), on fabrique des jeux de cartes avec les enveloppes de nos lettres, on participe au passage du « yo-yo » de cellule en cellule, on va à la messe comme tout le monde pour profiter d’une heure de sortie, même si, comme aux Baumettes, la messe est suivie dans un petit boxe individuel. Pendant cette période, et généralement à son début, se place l’épisode de l’examen psychiatrique. André Féret, à ce sujet, faisait une remarque judicieuse, à peine ironique : on peut être psychiquement malade, voire carrément fou, et être bon pour le service armé ; par contre, c’est interdit pour être objecteur !

Claude Voron et Robert Siméon racontent :

« Après notre inculpation, nous sommes passés comme la plupart d’entre nous en psychiatrie. Nous avons eu droit au grand cirque : menottes aux poignets, entre deux gendarmes dans un compartiment réservé, nous avons été conduits de Marseille à Bourges. Là, le psychiatre, plus « fêlé » que nous, ou pour nous déstabiliser, en nous posant ses questions, tuait les mouches avec un élastique ! »

Voici quelques impressions de Claude Voron quand, après son procès, il rejoint les autres réfractaires :

Condamné et bénéficiant du « régime A », semi-politique, je quittais les Grandes Baumettes pour les Petites Baumettes de dimensions plus réduites, moins hall de gare. J’y retrouvais d’autres camarades réfractaires (André Bernard, Jean Lagrave et Robert Siméon). Dans la journée, nous pouvions nous regrouper dans une seule cellule et sortir ensemble en promenade dans la cour ; nous avions droit d’écrire à quelques personnes autres que la famille directe - seuls maigres avantages de ce régime A.

Les membres du MNA [1], du réseau Jeune Résistance [2], de l’OAS [3] étaient aussi emprisonnés aux Petites Baumettes ; mais nous n’avions aucun contact avec eux. De l’étage au-dessous, quartier des mineurs, montaient souvent des cris, des pleurs, du désespoir.

La fenêtre de la cellule est moins haut perchée et je peux voir, proches, des maisons, la campagne et, au loin, la mer. Je fais cette expérience de l’évolution des perspectives visuelles et auditives que procure la détention : ce paysage que j’ai sous les yeux m’est complètement extérieur ; je suis étranger à ce monde, à cette vie qui palpite devant moi ; je suis dans Mars, très loin de la Terre ! Ces troubles de perception ont été bien étudiés : quelques semaines de détention suffisent pour qu’ils apparaissent. Le détenu est vraiment un rejeté, un banni de la société et ses sens intègrent cela - curieuse et pénible sensation !

Comme des gamins - je ne sais plus avec quoi, car les miroirs sont interdits en prison - nous nous amusons à faire le « gari » (expression marseillaise : réfléchir les rayons lumineux) sur les maisons. La réaction ne se fait pas attendre. Nous soupçonnant d’envoyer des messages à l’extérieur, les « matons » nous menacent, en cas de récidive, de nous envoyer au
« mitard » [4]
et nous interdisent de nous montrer à la fenêtre. La surveillance est efficace !

Malades mentaux ou forcément anormaux, les objecteurs ? Il ne semble pas qu’à l’armée il y ait eu une politique bien coordonnée. Plusieurs possibilités sont envisageables où l’arbitraire joue son rôle. Soit il faut se débarrasser de ce gêneur, de ce mauvais exemple en le déclarant... infantile, paranoïaque, etc., il est alors à réformer ; soit, au contraire, il faut répondre par une sanction exemplaire à cet acte d’insoumission et, dans ce cas, le sujet est reconnu parfaitement sain et responsable.

Enfin, il serait vain de cacher que certains d’entre nous n’ont pas supporté les conditions de détention, la réforme devenant alors une issue à une situation intenable.

Tony Orengo se souvient comment il a fait le mur, à l’envers :

« En décembre 1959, j’étais à l’hôpital Sédillot à Nancy pour les habituelles vérifications de mon état mental. Il faut dire que pour les autorités militaires le fait de refuser de porter le glorieux uniforme de l’armée prouvait un dérangement mental ! [...] J’étais objecteur depuis deux mois, et une de mes amies qui travaillait comme moi à la Cimade à Marseille avait l’occasion de venir en Lorraine ; elle m’a donc proposé de venir me voir à l’hôpital.

« Pour faire les choses correctement, j’ai voulu demander une autorisation au colonel, mais il n’y a rien eu à faire ! Déduction, comme les visites étaient rares et que je ne voulais pas louper celle-là, j’ai décidé de faire le mur. Le principe n’était pas difficile : il suffisait de s’habiller en civil et de sortir par la grande porte le dimanche matin comme si on était visiteur d’un malade. J’ai donc recherché parmi les amis et les malades militaires des habits civils, ce qui s’est fait sans trop de mal, puis j’ai demandé conseil à des habitués : parce que si la sortie était assez facile, la rentrée l’était moins ! Si le dimanche matin les portes étaient ouvertes elles étaient fermées le soir !

« Bien conseillé, je sors donc en civil avec mon amie par la grande porte en passant devant le planton d’un air décontracté... mais il n’y avait que l’air ! Et nous voilà en ville où nous passons la journée, glaciale entre parenthèses, en visites à des amis, repas, resto, cinéma, etc. Un petit détail quand même : mon amie était la fille d’un amiral qui plus est encore en exercice ! Je préfère ne pas penser à ce qui aurait pu se passer si nous avions été surpris par le planton !

« La journée passée, suivant les conseils, nous voilà arrivés en taxi dans la rue qui longeait le fond du parc de l’hôpital ; nous nous disons au revoir et je dis au chauffeur d’avancer un peu pour que je sois juste à l’endroit où le mur et la grille sont « aménagés » pour un passage aisé ; le chauffeur me dit que d’habitude ce n’est pas là qu’il laisse les clients ; mais moi, sûr des renseignements des amis, j’insiste et je suis mon chemin... et me fais copieusement enguirlander par un brave homme qui en a marre de ces gens qui passent dans son jardin, etc., qu’il va finir par prévenir l’hôpital, etc., et qui finit par me dire par où passer pour regagner l’hôpital, ma chambre et mon lit ! Le taxi avait eu raison, c’était plus haut !

La journée volée s’était bien passée, la rentrée aussi, même si l’infirmier m’avait demandé sans insister. Mais, par contre, j’ai su plus tard que ce cher amiral avait été très choqué par l’aventure ! »

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D’autres sorties sont officielles.

Qu’avait-il fait ?

Après le procès, plus de suspense, plus d’incertitude, mais la condition de condamné. Si d’aventure l’acquittement était prononcé, l’infortuné retournait à la case départ ; sort qui est également réservé à celui qui finit sa première peine.

Cette fois, ce n’est plus complètement l’arbitraire qui est en jeu mais simplement le hasard, pour ne pas dire la chance : on purge son temps dans une maison d’arrêt classique, celle-là même où on a fait sa
préventive. On peut y bénéficier du régime politique (ou régime « A », voir ci-dessous) qui ouvre le droit à un traitement plus favorable. L’Administration pénitentiaire reconnaissait par là notre spécificité (la guerre d’Algérie était terminée depuis mars 1962).

Voir la suite des conditions de détention